Appel à Contribution TerrFerme2013
Défini par une clôture matérielle et des rapports de pouvoir oscillant
entre domination et subversion, l’exercice d’une contrainte par l’enfermement se
décline en une variété d’espaces et d’institutions. La liste des lieux qui
l’incarnent ne saurait être exhaustive : établissements psychiatriques,
centres éducatifs fermés, centres de demandeurs d’asile et camps de réfugiés,
maisons de retraites, espaces pénitentiaires, centres de rétention pour
étrangers en attente d’expulsion, logements pour main-d’œuvre étrangère, etc.
Les formes contemporaines de gouvernement des populations par l’enfermement, du
moins dans les pays occidentaux, sont marquées par un quadruple
mouvement : l’ouverture de certains lieux (voire notamment la diminution
du nombre de lits en hôpital psychiatrique et le développement concomitant de
la psychiatrie de secteur) ; la multiplication et la spécialisation des
types de lieux et de « prise en charge » (par exemple face aux
migrations, à la maladie mentale, à la délinquance juvénile) ; la
diversification des formes de contrôle à travers la mise en place de solutions
dites alternatives (dont la surveillance par bracelet électronique ou l’assignation
à résidence) ; enfin, l’implication croissante d’acteurs privés dans le
contrôle et l’assistance déployés. Ces dynamiques, d’intensité variable selon
les institutions et les contextes nationaux, donnent autant à voir l’existence
de processus transversaux aux différents lieux que le maintien de leurs
particularités et d’héritages propres à chacun d’entre eux.
Dans le même
temps, la littérature académique sur ces diverses formes d’enfermement ne cesse
de prendre de l’importance et de se diversifier, nourrie par l’implication d’un
nombre croissant de disciplines. Elle apparaît parfois spécialisée sur un type
exclusif d’institution : sociologie de la prison et de la psychiatrie,
études des migrations internationales, histoire de l’habitat, du logement
ouvrier ou social… Elle peut aussi résulter de traditions scientifiques émanant
de diverses aires culturelles, d’ailleurs très inégalement étudiées. Pourtant,
un certain nombre de ces recherches suggèrent aujourd’hui que l’on peut
développer des objets de réflexion transversaux, voire mettre en évidence des
traits communs aux lieux clos : l’existence
de rapports de pouvoirs entre forces de l’ordre et enfermés, ou encore le rôle
du confinement dans la production, reproduction et stabilisation de catégories
visant à ordonnancer des formes de déviance que l’enfermement a pour vocation
de contrôler, réguler ou réprimer. Le rapprochement analytique (et
géographique) des institutions de privation de liberté nous semble aujourd’hui
inviter à interroger la manière dont ces transversalités sont ou non
travaillées dans la littérature disponible sur l’enfermement. La richesse de la
pensée goffmanienne a souvent conduit les recherches en sciences sociales à
appréhender l’enfermement au prisme de l’ « institution
totale », et les travaux de Foucault ont durablement transformé et
complexifié la compréhension des rapports de pouvoir (en particulier dans le
contexte carcéral). Mais on peut aussi se demander en quoi la mobilisation quasi-systématique,
dans les recherches sur le confinement, de ces deux auteurs (dont il ne s’agit
en aucun cas de fondre dans un même mouvement les apports respectifs) a éventuellement
pu conduire à privilégier certains angles d’analyse au détriment d’autres.
Ce colloque
se propose donc de réfléchir aux apports de la mise en
perspective de différents types d’espaces clos. Que produit ce mouvement de
rapprochement des regards analytiques sur le confinement, à quoi
sensibilise-t-il ? Quelles sont les facettes de l’enfermement qu’il permet
d’éclairer et qui restent peu analysées par les champs spécialisés ? Ce
questionnement pourra se décliner en plusieurs grands domaines d’investigation,
dont l’exploration nous semble pouvoir profiter du dialogue entre les
recherches sur les diverses institutions fermées.
1- Espaces et
relations de pouvoir
Les
relations de pouvoir au sein des établissements de privation de liberté sont
l’une des thématiques centrales des recherches sur l’enfermement. Dans la
lignée des travaux goffmaniens sur les institutions totales, nombre d’analyses
se sont concentrées sur les relations de pouvoir entre individus enfermés et
représentants de l’institution, au risque d’une lecture dichotomique de
l’espace fermé opposant d’une part reclus en situation de
« servitude », de « dépendance » et de « dépossession
de soi » et, d’autre part, membres du personnel monopolisant le savoir, le
pouvoir et la liberté. L’intérêt porté par Goffman aux « adaptations
secondaires » a cependant permis de complexifier une lecture manichéenne
des relations de pouvoir en milieu fermé en s’intéressant aux techniques par
lesquelles les personnes enfermées tentent de contourner ou réfuter les
assignations de rôle que prévoit l’institution à leur endroit.
L’espace, entendu,
en sociologie ou en géographie notamment, comme élément constitutif du social, peut
être une entrée pertinente pour renouveler la réflexion sur la dynamique de ces
relations de pouvoir. Sa dimension construite est fréquemment analysée par la
sociologie de l’architecture, qui questionne l’utilisation de l’espace comme
instrument de contrainte. Il reste encore à approfondir comment l’espace, dans
ses multiples dimensions (perçu, représenté, symbolique, vécu, approprié, mis
en scène et instrumentalisé), est tout à la fois un enjeu central des rapports
de pouvoir caractéristiques de l’enfermement, et un vecteur de leur remise en
cause. Le colloque interrogera en outre les échelles du lieu de privation de
liberté, qui se fractionne en de multiples niveaux jusqu’aux objets et corps
des enfermés. Comment l’espace participe-t-il de multiples logiques
d’appropriation, de contournement, de déni, voire de remise en cause de
l’autorité institutionnelle ? L’un des objectifs sera donc de creuser les
interactions entre espace et pouvoir au sein des lieux fermés, et plus
largement dans les rapports sociaux entre enfermés d’une part, et entre
enfermés et non enfermés (dont les représentants de la société civile) d’autre
part.
2- Acteurs et
institutions du contrôle : privé vs. public
Les
institutions fermées ont souvent été appréhendées par les recherches existantes
comme l’expression d’un pouvoir régalien de l’État sur ses sujets. Un nombre
croissant d’entre elles implique aujourd’hui des acteurs privés. Ainsi, les États européens délèguent de plus en plus souvent à des sociétés privées la
construction, la maintenance et la surveillance d’établissements pénitentiaires
ou de centres de rétention pour étrangers en situation irrégulière. Le
fonctionnement de certains lieux, appréhendés dans le cadre de ce colloque, est
plus étroitement lié encore aux acteurs privés : c’est le cas notamment
des logements pour travailleurs migrants, qui appartiennent en général à des
entrepreneurs privés (que ceux-ci soient directement les employeurs de la
main-d’œuvre, ou qu’ils soient spécialisés dans la construction et la gestion
des logements de travailleurs). Si la sociologie de la sécurité privée a connu
un réel essor au cours des vingt dernières années, ce colloque sera l’occasion
de revenir sur la dichotomie public/privé, afin d’analyser ses éventuelles
répercussions sur les rapports de pouvoir qui prévalent en situation de
privation de liberté. La question des formes du contrôle (privé/public), de
leur délégation ou externalisation sera également posée, au vu de procédures de
désengagement de l’État constatées ici et là. Qui enferme, pour quoi et pour
qui ? L’exercice de la contrainte sur les publics visés et la mise en
œuvre du confinement peuvent a priori sembler plus évidents dans le
cadre d’établissements dont la mission a été définie par la force publique et
passe explicitement par un recours à l’enfermement contraint (la prison, la
garde-à-vue, le centre de rétention, l’hôpital psychiatrique, etc.). Mais
l’existence de lieux dont le fonctionnement n’est pas soumis à l’autorité
étatique invite à questionner le rôle de la puissance agissante, publique ou
privée, sur la conception et les formes d’enfermement mises en œuvre. Ce
questionnement revêt une importance particulière dans un contexte où les lieux
de privation de liberté investis d’une mission étatique de contrôle des
populations sont de plus en plus placés sous le regard d’acteurs tiers (ONG,
associations, instances de contrôle nationales et supranationales, etc.) :
il convient également d’interroger l’impact de cette constellation sur les
formes d’accompagnement des populations enfermées ainsi que sur les dynamiques
d’ouverture et de fermeture de l’institution.
3 - Trajectoires,
circulations, mobilités
La
sociologie américaine de la prison a mis en lumière, depuis les années 1960, la
nécessité d’envisager les établissements carcéraux dans leurs relations à
l’extérieur, à leur environnement. Cette position, largement reprise dans la
recherche francophone, invite à considérer les lieux de réclusion non comme des « isolats », mais comme les pièces d’un tissu
social dépassant largement les murs de l’institution. L’un des apports majeurs
de la sociologie carcérale récente réside dans l’étude de l’inscription du
passage en prison dans le parcours socio-biographique des détenus et de la
manière dont ce parcours influe sur l’expérience de l’enfermement, et
réciproquement. Par la suite, les travaux consacrés au confinement des
étrangers ont souvent permis d’étendre cette perspective non seulement au parcours
biographique des retenus mais aussi à leurs trajectoires spatiales. Dans la
lignée de ces tentatives de « décarcéralisation » de la focale
d’analyse, les contributions proposées ici chercheront à analyser les effets
des déplacements sur l’enfermement. Elles pourront identifier les types de
mobilités liées à la réclusion et les enjeux qui les sous-tendent : les
trajectoires migratoires et leurs inflexions liées aux passages dans des lieux
de privation de liberté, mais aussi les déplacements liés à la prise en charge
du quotidien et des corps enfermés, à l’intérieur des lieux de confinement
(visites au parloir, déplacements vers les réfectoires, etc.) comme à
l’extérieur (déplacements au tribunal, à l’hôpital…). Il s’agira aussi de
s’interroger sur les acteurs qui circulent et ceux qui font circuler. Comment
les autorités, tout comme les enfermés, peuvent-ils faire de la mobilité entre
les lieux, mais aussi à l’intérieur des lieux, un instrument de pouvoir et/ou
de savoir ? Peut-on penser l’obligation de mobilité comme une nouvelle
forme de contrainte spatiale, par exemple dans le cas des transferts contraints (d’un établissement à
l’autre, ou d’un pays à l’autre…), ou encore de certaines injonctions au
déplacement à l’intérieur des établissements fermés ?
4 - Les
institutions d’enfermement à l’épreuve des inégalités
Alors que
différents courants de recherche en sciences sociales ont récemment appelé à
interroger le rapport des institutions publiques aux inégalités, ethniques et
religieuses notamment, cette question apparaît assez peu travaillée par la
littérature sur l’enfermement. Le rapprochement de différents types de lieux clos
offre l’opportunité de questionner les représentations institutionnelles des
inégalités et leur éventuelle problématisation, par les acteurs du contrôle,
dans les interactions quotidiennes avec les enfermés. Sera examinée l’hypothèse
selon laquelle les institutions de privation de liberté participent à la
construction des rapports sociaux de race/ethniques, de nationalité, de
religion, d’âge ou de genre. Autrement dit, il s’agit de renseigner les effets
de l’ « altérité » (ou de sa construction par l’autorité) sur
les mécanismes institutionnels de contrôle, de prise en charge ou
d’accompagnement déployés au sein des lieux fermés, voire sur la façon dont les
personnes enfermées résistent aux processus de confinement.
5- Société civile et enfermement : gouvernement des lieux,
production et circulation des savoirs
Depuis
plusieurs décennies, les associations et ONG sont des acteurs incontournables
d’un nombre important de lieux de privation de liberté. Cette intervention
s’inscrit fréquemment dans un double mouvement de légitimation de la puissance
publique (l’intervention des acteurs associatifs est souvent présentée par les
instances enfermantes comme gage de transparence et de « bonnes pratiques »)
et de contestation du dispositif d’enfermement (à travers par exemple la mise
en œuvre d’une assistance juridique permettant de questionner la légitimité de
l’enfermement des étrangers). Ce double registre dans lequel s’inscrit
l’intervention associative invite donc à questionner la participation de la
société civile au gouvernement des lieux d’enfermement et notamment aux formes
de son renforcement, de sa mise à l’épreuve, mais aussi de ses éventuels
déplacements. Cette implication de la société civile produit également des
effets sur la production et la circulation de savoirs critiques sur le
confinement. Les rapports des acteurs associatifs ont parfois directement été à
l’origine du déploiement de travaux de recherche, relatifs par exemple aux
conditions de vie des détenus dans les établissements carcéraux, des étrangers
maintenus aux frontières, ou encore des travailleurs migrants confinés dans des
campements. Ces acteurs associatifs produisent non seulement des informations
de première main, mais s’inscrivent aussi dans une forme de recherche-action
remplissant un rôle critique de (contre-)pouvoir. Par ailleurs, pour accéder au
lieu fermé lui-même, de nombreux chercheurs passent par des associations et des
ONG, démarche qui les place de facto dans une posture d’involvement ou
detachement, selon la terminologie de Norbert Elias. Cet axe de réflexion visera
donc aussi à interroger les formes de passage entre monde associatif et
recherche sur la privation de liberté. Quelles sont les bases de la collaboration
entre les chercheurs et le monde associatif, notamment au moment de
l’enquête ? Alors que les liens établis sont parfois étroits et pérennes,
comment leurs visées respectives (production de savoirs d’un côté, démarche
opératoire de l’autre) se combinent-elles ? Quelles conséquences ont-elles
sur l’appréhension de l’enfermement par les chercheurs, ainsi que sur les
interventions des acteurs associatifs et humanitaires ?
Les
contributions proposées dans le cadre de cet appel s’intéresseront donc, dans
une perspective historique ou contemporaine, à ce que le rapprochement des
travaux sur l’enfermement produit en termes de compréhension des rapports de
pouvoir dans les lieux de privation de liberté - et ce plus précisément à
partir des dynamiques spatiales, circulatoires, institutionnelles et de gestion
de la diversité qui les travaillent. Les communications proposant une approche
empirique de ces institutions seront privilégiées, et les contributions
collectives avec une dimension comparative entre différents types d’enfermement
seront particulièrement appréciées.
Ce colloque clôture le programme de recherche TerrFerme
(Les dispositifs de l’enfermement. Approche territoriale du contrôle politique
et social contemporain) financé par l’ANR et le Conseil Régional
d’Aquitaine (http://terrferme.hypotheses.org/). Il ne s’intéresse pas seulement aux trois types d’espaces appréhendés par l’équipe
(prisons, centres de rétention et logements contraints de travailleurs
migrants), mais à une liste ouverte d’institutions de privation de liberté.
Sensible à différents contextes et terrains d’étude (régimes autoritaires ou
démocratiques, pays développés ou en développement), il cherchera à favoriser
le dialogue entre disciplines et traditions nationales de recherche sur
l’enfermement.
Les langues
de travail du colloque seront le français et l'anglais.
Pour toute information, écrire à colloqueterrferme2013@gmx.fr